Sur le Yazoo Queen
Traduit de l’américain par Cédric Perdereau
Alvin regardait le capitaine Howard accueillir à son bord un nouveau groupe de passagers, une famille prospère avec cinq enfants et trois esclaves.
« C’est le Nil d’Amérique, dit le capitaine. Mais Cléopâtre elle-même n’a jamais navigué avec autant de faste que vous autres allez connaître sur le Yazoo Queen. »
La famille va en profiter, se dit Alvin. Sans doute pas les esclaves. Quoi que, en tant que serviteurs, ils seraient mieux lotis que les deux douzaines de fugitifs enchaînés en plein soleil tout l’après-midi, sur le pont.
Alvin les avait à l’œil depuis qu’Arthur Stuart et lui étaient arrivés au port fluvial de Carthage City, vers onze heures. Arthur Stuart avait une envie folle de partir explorer la ville, et Alvin l’avait laissé faire. La ville qui se targuait d’être la Phénice du Nord avait beaucoup de choses à révéler à un garçon de l’âge d’Arthur. Oui, même à un garçon à moitié noir. Puisqu’elle se trouvait sur la rive nord de l’Hio, on le soupçonnerait d’être un fugitif. Mais il y avait bien assez de noirs affranchis à Carthage City, et Arthur Stuart n’était pas idiot. Il ferait attention.
Il restait aussi beaucoup d’esclaves, à Carthage City. Par la loi, un esclave noir du sud restait un esclave même dans les États libres du nord. Et la plus grande honte de toutes, c’était ces fugitifs enchaînés, qui avaient réussi à atteindre la liberté de l’Hio et que des Pisteurs avaient retrouvés et enchaînés pour les ramener au fouet et aux autres horreurs de la servitude. Aux propriétaires courroucés qui en feraient des exemples. Pas étonnant qu’il y en ait tant qui essaient de se suicider, et parfois y parviennent.
Alvin vit des blessures sur plus d’un des vingt-cinq esclaves enchaînés là, dont beaucoup auto-infligées, a priori. Les Pisteurs endommageaient rarement la marchandise qu’on les payait pour ramener. Ces blessures aux poignets et au ventre indiquaient sans doute qu’ils préféraient la liberté à la vie.
Ce qu’Alvin se demandait surtout, c’était si on chargerait ces fugitifs sur ce bateau ou sur un autre. La plupart du temps, on passait les esclaves en bac sur l’autre rive, et on les faisait marcher. On racontait trop d’histoires de prisonniers qui avaient sauté par-dessus bord et coulé avec leurs chaînes aux pieds pour que les Pisteurs aient envie d’utiliser un transport fluvial.
Mais de temps en temps, Alvin avait surpris des bribes de conversation de la part des esclaves – pas grand-chose, puisque cela pouvait leur valoir un coup de fouet, et pas assez fort pour qu’il distingue les mots ; mais la musique du langage ne ressemblait pas à de l’anglais, voire à de l’anglais du nord ou de l’anglais du sud, ni même à de l’anglais d’esclave. Ce n’était sûrement pas une langue africaine ; les Britanniques menant une guerre à outrance contre l’esclavagisme, peu de livraisons traversaient l’Atlantique.
Alors c’était peut-être de l’espagnol, ou du français. De toute façon, ils allaient sans doute à Nueva Barcelona, que les Français appelaient encore La Nouvelle-Orléans.
Ce qui soulevait quelques questions, dans l’esprit d’Alvin. Surtout une : comment un groupe de fugitifs de Barcelona avait-il pu se retrouver dans l’État de l’Hio ? Ça aurait fait une longue marche, surtout s’ils ne parlaient pas anglais. La femme d’Alvin, Peggy, avait grandi dans une maison abolitionniste, où son papa, Horace Guester, faisait passer la rivière à des fugitifs. Alvin savait à quel point le Train Souterrain était valable. Il s’étendait jusqu’aux nouveaux duchés de Mizzippy et d’Alabam, mais Alvin n’avait jamais entendu parler d’esclaves parlant l’espagnol ou le français et qui auraient pu suivre cette longue route sombre vers la liberté.
« J’ai encore faim », annonça Arthur Stuart.
Alvin se tourna vers le garçon – non, le jeune homme, il grandissait et sa voix devenait grave – qui derrière lui, les mains dans les poches, regardait le Yazoo Queen.
« M’est avis, dit Alvin, qu’au lieu d’regarder ce bateau, on ferait mieux d’y embarquer et d’y passer une trotte.
— Pour où ? questionna Arthur Stuart.
— Tu d’mandes ça par rapport que t’espères un long voyage ou un petit ?
— Celui-là va tout droit à Barcy.
— Pour peu que l’brouillard du Mizzippy le laisse passer. »
Arthur Stuart fit une grimace contrite.
« Oh, c’est vrai, parce qu’autour de toi, le brouillard va forcément se serrer près.
— Bien possible, répondit Alvin. L’eau et moi, on s’est jamais entendus.
— Quand tu étais petit, peut-être, admit Arthur Stuart. Le brouillard fait ce que tu lui dis, maint’nant.
— Ça c’est c’que tu crois.
— C’est toi qui m’as fait voir.
— Je t’ai fait voir avec la fumée d’une bougie, corrigea Alvin. Et c’est pas parce que je peux le faire que toutes les brumes et toutes les fumées qu’on va croiser vont faire ce que j’leur demande.
— Ça veut pas dire le contraire non pus, insista Arthur Stuart avec un grand sourire.
— J’attends juste de savoir si ce bateau emmène des esclaves ou pas. »
Arthur Stuart se tourna vers l’endroit où Alvin regardait. Les fugitifs.
« Pourquoi tu les laisses pas simplement partir ?
— Où tu veux qu’ils aillent ? demanda Alvin. On les surveille.
— Pas de trop près. Les gardes, là, où ce qui passe pour tel, leurs outres sont pus trop pleines.
— Mais les Pisteurs ont encore leurs capsules. Il ne leur faudrait pas longtemps pour les retrouver tous, et ils auraient encore plusse d’ennuis.
— Alors tu vas rien faire du tout ?
— Arthur Stuart, je peux pas forcer toutes les chaînes de tous les esclaves du sud.
— Je t’ai vu fondre de l’acier comme si c’était du beurre.
— Alors quèques esclaves s’enfuient et laissent derrière eux des flaques d’acier qu’étaient aut’ fois leurs chaînes. À ton avis, elles vont en penser quoi, les autorités ? Qu’un forgeron s’en est v’nu avec des petits soufflets et une tonne de charbon, qu’il a allumé un feu pour faire fondre toutes les chaînes ? Et qu’après il a filé en reprenant tout son charbon dans ses poches ?
Arthur Stuart le regarda avec un air de défi.
« Alors tout ça, c’est pour te protéger ?
— Je crois bien. Tu connais à quel point je suis trouillard. »
L’année précédente, Arthur Stuart aurait cligné les yeux et dit qu’il était désolé, mais à présent que sa voix avait changé, le mot « désolé » ne lui venait plus aussi facilement aux lèvres.
« Tu peux pas non pus guérir tout le monde. Mais ça t’a pas empêché d’en soigner quèques-uns.
— Pas la peine de libérer ceusses qui peuvent pas rester libres. Et combien qu’y en aurait pour fuir, à ton avis ? Combien se noieraient dans la rivière ?
— Pourquoi ils feraient ça ?
— Parce que tu connais aussi bien que moi qu’y a pas de vraie liberté à Carthage City pour un esclave marron. Cette ville est p’têt’ la pus grosse de l’Hio, mais elle est plusse au sud qu’au nord, pour ce qu’est d’l’esclavage. Y paraîtrait même qu’on achète et qu’on vend des esclaves icitte, des marchés cachés dans des greniers, et les autorités l’savent et font rien du tout, rapport qu’ça rapporte tant d’argent.
— Alors tu peux rien y faire.
— J’ai soigné leurs poignets et leurs chevilles là où les menottes ont trop mordu. J’les ai rafraîchis dans le soleil, et j’ai purifié l’eau qu’ils boivent pour qu’ils soyent pas malades. »
Et là, enfin, Arthur Stuart eut l’air un peu gêné – quoique encore crâne.
« J’ai jamais dit qu’t’es pas gentil.
— Je peux rien être d’autre que gentil. À c’t’heure, icitte. Ça, et l’fait que j’ai pas l’intention de donner mon argent à ce capitaine si les esclaves vont être chargés sus son bateau. J’ai pas envie d’aider un bateau à esclaves.
— Il remarquera même pas le prix de notre passage.
— Oh que si il va remarquer, tempéra Alvin. Le capitaine Howard, là, il peut te dire combien d’argent qu’t’as dans la poche rien qu’à l’sentir.
— Même toi, tu peux pas faire ça.
— C’est l’argent, son talent, m’est avis. Il a un pilote pour guider son bateau, et un ingénieur pour son moteur à vapeur, et même bien un charpentier, pour s’occuper de sa roue à aubes et des dégâts qu’prend la coque quand il passe près de la rive gauche jusqu’au Mizzippy. Alors pourquoi il est capitaine, lui ? Question d’argent. Il sait qui en a, et il sait comment vous convaincre de l’dépenser.
— Et combien d’argent il va croire que t’as, toi ?
— Assez pour posséder un bon jeunot d’esclave, mais pas assez pour m’en payer un qui s’rait plusse taiseux. »
Arthur Stuart le regarda d’un air mauvais.
« J’suis pas à toi.
— Je t’ai dit, Arthur Stuart, je voulais pas que tu m’accompagnes pour ce voyage, et je pense encore de même à c’t’heure. J’ai pas envie de t’emmener dans le sud, rapport que ça m’oblige à dire que t’es mon esclave. Et j’connais pas ce qui est pire, entre toi qui fais semblant d’être à moi, ou moi qui fais semblant d’être le genre de gars à avoir un esclave.
— Je m’en viens, et pis c’est tout.
— Tu me l’as assez répété.
— Et ça doit pas tant t’déranger, vu qu’tu pourrais me forcer à rester icitte sus c’quai si tu voulais.
— Dis pas “sus”, ça rend Peggy folle de colère.
— Elle est pas là, et tu l’as dit toi-même.
— Oui, mais les jeunes générations devraient être meilleures que les anciennes.
— Alors toi t’es un échec bien cuisant, faut reconnaître, rapport que j’étudie la Faiserie avec toi depuis toutes ces années, et que j’peux à peine faire danser une bougie ou craquer une pierre.
— Moi je crois que tu t’en tires très bien, et que t’es meilleur que ça, quand l’idée te vient en tête.
— J’y mets toute ma tête, jusqu’à ce qu’elle m’lance comme si elle explosait.
— J’aurais dû dire “Si tu y mets du cœur”. L’idée, c’est pas de leur faire faire ce que tu veux – aux bougies, aux pierres ou aux chaînes –, c’est de les convaincre de faire ce que tu veux.
— Je t’ai jamais vu parler au fer pour qu’il se torde, ni au bois mort pour qu’il lui pousse des bourgeons, mais ils le font.
— Peut-être que tu m’entends pas ou que tu me vois pas, mais je le fais bien quand même, à part qu’ils comprennent pas les mots, rien que le plan dans mon cœur.
— Pour moi, ce s’rait comme de faire des vœux, on dirait.
— Seulement parce que tu connais pas encore comment qu’on l’fait.
— Y m’semble que ça fait pas d’toi un bon maître.
— Peggy non pus, on dirait, vu la façon que t’as de causer.
— Mais au moins, je connais qu’y faut que j’cause bien quand elle est là pour m’entendre. Alors qu’à c’t’heure, je suis toujours pas capable d’faire un trou dans du fer-blanc, qu’tu soyes là ou pas.
— Tu pourrais, si tu t’y intéressais un peu.
— Je veux monter sus c’bateau.
— Même s’y transporte des esclaves ?
— Il les transportera qu’on soye d’sus ou pas.
— Tu fais un bel idéaliste, toi, pour sûr.
— Si tu montes sur le Yazoo Queen, ô mon maître, tu pourras aider tous ces esclaves à bien viv’ leur retour vers l’Enfer. »
Son ton moqueur était agaçant, mais pas tout à fait déplacé, décida Alvin.
« C’est ben vrai. Les p’tits bonheurs, c’est parfois énorme quand on n’a qu’ça…
— Alors achète ton billet, parce que c’bateau est censé partir à la première heure du matin, et qu’on f’rait mieux d’y être, tu crois pas ? »
Alvin n’aimait pas beaucoup le mélange de désinvolture et d’impatience dans la voix d’Arthur Stuart.
« Tu n’aurais pas à c’t’heure pour plan de libérer ces pauvres âmes pendant l’voyage ? Parce que tu connais comme moi qu’ils sauteraient par-d’sus l’bord et qu’y en a aucun qu’est capable de nager, tu peux en être sûr. Alors ce serait comme un meurtre de les libérer.
— J’ai pas c’genre de plan.
— Y m’faut ta promesse que tu vas pas les libérer.
— Je lèverai pas le p’tit doigt pour les aider, promit Arthur Stuart. Je peux rendre mon cœur aussi dur que l’tien quand y a besoin.
— J’espère que c’est pas avec c’genre de paroles que tu comptes me réjouir de ta compagnie, dit Alvin. Surtout que m’est avis que tu connais que c’est pas mérité.
— Tu veux dire que tu te durcis pas le cœur, pour voir pareilles méchancetés sans réagir ?
— Si je pouvais me durcir le cœur, je serais un moins bon homme, mais j’s’rais plusse heureux. »
Puis il alla vers la guérite où on vendait les billets pour le Yazoo Queen. Il se prit une cabine pas très chère jusqu’à Nueva Barcelona, et une place de serviteur pour son boy. Il était en colère d’avoir dû dire ce genre de paroles, mais il avait menti avec son visage et avec sa voix, et l’homme n’y avait vu que du feu. À moins que tous les propriétaires d’esclaves s’en veuillent autant, et qu’Alvin ne soit pas si différent des autres.
*
En vérité, Alvin était très content de faire ce voyage. Il adorait les machineries, tous ces gonds, pistons, joints et tout ce métal, chaud comme une forgerie. La vapeur qui montait dans les chaudières. Il adorait la grande roue à aubes, qui tournait comme celle qu’il avait connue enfant, dans le moulin de son père. À part qu’ici, c’était la roue qui poussait l’eau, au lieu du contraire. Il aimait sentir la tension dans l’acier – la pression, la torsion, la tension et le refroidissement. Il envoyait sa bestiole et se promenait dans les machines, pour les connaître comme il connaissait son propre corps.
L’ingénieur était un bon gars, qui prenait soin de ses machines, mais il y avait des choses qu’il ne pouvait pas connaître. Des petites fissures dans le métal, des endroits où la tension était trop grande, où l’huile n’était pas assez présente et où la friction s’accumulait. Dès qu’il eut compris comment les choses devaient être, Alvin commença à expliquer au métal comment se guérir, comment refermer les petites fractures, comment se lisser pour que la friction soit moins grande. Le bateau n’était pas parti de Carthage depuis deux heures que la machinerie avait atteint la perfection des moteurs à vapeur. Ensuite, Alvin n’eut plus qu’à se laisser porter. Son corps, comme tous les autres, suivait le pont oscillant, et sa bestiole se promenait dans les machines pour les sentir pousser et tirer.
Mais elles n’eurent bientôt plus besoin de son attention, et la machinerie recula dans son esprit tandis qu’il commençait à s’intéresser aux passagers.
Il y avait des gens fortunés dans les cabines de première classe, avec leurs serviteurs logés pas trop loin. Et puis des gens comme Alvin, avec à peine un sou, mais quand même assez pour les cabines de deuxième classe, qui accueillaient quatre passagers par cabine. Et leurs serviteurs, quand il y en avait, étaient forcés de dormir sous le pont avec l’équipage, bien qu’encore moins bien lotis. Pas parce qu’il manquait de la place, mais parce que l’équipage se serait rebiffé s’il avait dormi dans des conditions aussi mauvaises qu’un moricaud.
Et après, il y avait les autres, ceux qui n’avaient pas même de lit, rien que des bancs. Pour les gens qui allaient sur une petite distance, une journée ou guère plus, c’était une bonne idée de se prendre un banc. Mais pour beaucoup, il n’y avait que des pauvres qui allaient loin, comme Thèbes, Corinth ou même Barcy.
Et eux, s’ils avaient mal au derrière à force de rester sur des bancs, eh bien, ce ne serait ni la première ni la dernière fois que ça leur arriverait.
Malgré tout ça, Alvin se dit qu’il était de son devoir, rapport que ça lui demandait peu d’efforts, de plus ou moins façonner les bancs pour les postérieurs qui y siégeaient. Et il n’eut pas grand mal à pousser les poux et les tiques vers les cabines de première classe. Alvin vit ça comme un gentil projet éducatif. Les parasites avaient bien le droit de goûter au sang de riche avant que leur courte vie se termine. Après tout, un sang si noble devait avoir un goût exquis pour des puces.
Tout cela réclama l’attention d’Alvin un petit moment. Enfin, il n’y consacrait pas toute sa concentration – ce serait trop dangereux, dans leur monde où il avait des ennemis décidés à le tuer, et des étrangers qui se demanderaient ce qu’il avait dans son sac pour qu’il le tienne tout le temps près de lui. Alors il gardait à l’œil toutes les flammes de vie présentes sur le bateau, et s’il y en avait une pour venir vers lui avec de mauvaises pensées, il le saurait.
Mais ça ne marchait pas comme ça. Il ne sentait pas une âme près de lui, et quand une petite main se posa sur son épaule, il fut à deux doigts de se retrouver à l’eau tant il sursauta.
« Qui Diab’ que vous… Arthur Stuart, on ne prend pas les genses par surprise comme ça.
— Pas bien difficile de prendre les genses par surprise, avec le moteur qui fait un tel vacarme », répondit Arthur.
Mais il avait un sourire comme un croissant de lune, comme le vieux Davy Crockett, tellement il était fier de lui.
« Pourquoi que le seul talent que tu t’occupes de maîtriser, c’est çui qui m’cause le plusse de tracas ? demanda Alvin.
— M’est avis qu’c’est une bonne chose de pouvoir cacher ma… flamme de vie. »
Il avait prononcé ces derniers mots tout bas, rapport qu’il n’était pas bon de parler de Faiserie quand il y avait des gens pas loin qui pourraient s’y intéresser.
Alvin enseignait son talent librement à ceux qui le prenaient au sérieux, mais il ne s’affichait pas pour les étrangers trop curieux, surtout parce que beaucoup se rappelleraient les histoires de l’apprenti forgeron qui s’était enfui en volant un soc de charrue magique en or. Bien sûr, le fait que l’histoire soit trois quarts fantaisie et neuf dixièmes menterie importait peu. Alvin pourrait s’en faire tuer ou cogner sur la tête et délester tout pareil, la seule partie vraie de tout ça était le soc vivant dans son paquetage. Il ne voulait pas le perdre, surtout pas après l’avoir trimbalé dans toute l’Amérique pendant la moitié de sa vie.
« Y a personne que moi sus ce bateau pour voir ta flamme de vie, dit Alvin. Alors la seule raison pour laquelle que t’apprends à te cacher, c’est t’cacher de la seule personne dont tu d’vrais pas te cacher.
— C’est ben bête, ça, rétorqua Arthur Stuart. Si y a une personne dont un esclave doit s’cacher, c’est ben d’son maître. »
Alvin le foudroya du regard. Arthur lui sourit.
Une voix éclata de l’autre côté du pont.
« J’aime voir un homme à l’aise avec ses serviteurs. »
Alvin se tourna et vit un petit homme au sourire ample et au visage qui suggérait une belle estime de soi.
« Je m’appelle Travis, dit l’homme. William Barret Travis, avocat, né et élevé dans les colonies de la Couronne, à présent en quête de gens qui ont besoin de travaux légaux, ici, aux frontières de la civilisation.
— Les genses des deux côtés de l’Hio, ils aiment bien se considérer comme plutôt civilisés, déclara Alvin. Mais sont jamais allés à Camelot pour voir le roi.
— Est-ce mon imagination, ou vous ai-je entendu appeler ce petit “Arthur Stuart” ?
— C’est quèqu’un d’autre qu’a fait la blague en nommant ce drôle, mais j’me dis qu’maintenant, c’est bien son nom. »
Et tout ce temps, Alvin se demandait ce que voulait l’homme, pour prendre la peine de parler à un gars comme lui, bruni par le soleil, costaud et pas l’air finaud.
Il sentait Arthur Stuart qui voulait discuter, mais Alvin n’avait aucune envie de se retrouver à s’occuper des bêtises que le garçon aurait en tête de dire. Il posa la main sur son épaule d’un air de rien, et la serra jusqu’à ce qu’Arthur puisse à peine respirer.
« J’ai remarqué que vous avez des épaules, dit l’homme.
— Comme la plupart des gens, une paire, une épaule par bras.
— Je me disais que vous étiez peut-être forgeron, à part que les forgerons ont souvent une grosse épaule et une autre plus normale.
— Sauf ceusses qu’utilisent leur bras gauche aussi souvent que leur droit, pour garder l’équilibre. »
Travis gloussa.
« Eh bien, voilà qui résout le mystère. Vous êtes bien forgeron.
— Quand j’ai un soufflet, du charbon, et du fer, et un bon creuset.
— J’imagine que vous ne portez pas ça dans ce petit paquetage.
— M’sieur, dit Alvin, j’me suis rendu à Camelot qu’une fois mais j’me souviens pas que ce soye des bonnes manières de parler des épaules ou du paquetage des genses juste en les rencontrant.
— Tout à fait, c’est mal élevé dans le monde entier, et je vous demande de m’en excuser. Je ne voulais pas vous manquer de respect. Mais je recrute, vous voyez, ceux qui ont des talents qui peuvent nous servir, et qui n’ont pas encore de place faite dans la vie. Des hommes errants, en quèque sorte.
— Y a beaucoup d’hommes qui errent, et y sont pas tous c’qu’y prétendent.
— Et c’est pour ça que je vous ai parlé, mon garçon, répondit Travis. Parce que vous ne prétendiez rien. Et sur la rivière, rencontrer un homme qui ne se vante de rien, c’est la meilleure recommandation.
— Alors vous v’nez pas souventes fois sur la rivière, dit Alvin, rapport que beaucoup d’hommes qui se taisent par icitte ont juste pas envie qu’on les reconnaisse.
— “Reconnaisse” et pas “reconnaît”. Vous avez reçu une certaine éducation, on dirait.
— Pas autant qu’y faudrait pour faire un gentilhomme d’un forgeron.
— Je recrute, répéta Travis. Pour une expédition.
— Et vous avez besoin de forgerons ?
— D’hommes forts, adroits avec toutes sortes d’outils.
— Mais j’ai déjà du travail, dit Alvin. Et une commission à Barcy.
— Alors, ça ne vous intéresserait pas d’aller découvrir de nouvelles terres, qui sont à présent aux mains des sauvages, à attendre que les Chrétiens viennent laver leur terre des sacrifices impies qu’ils pratiquent ? »
Alvin sentit immédiatement la colère et la peur lui monter au front, et comme toujours quand une émotion aussi forte lui tombait dessus, il sourit davantage et s’efforça de rester aussi calme que possible.
« M’est avis qu’y faudrait s’aventurer dans le brouillard et passer sur la rive ouest pour ça, répondit Alvin. Et y m’paraît que les Rouges de ce côté-là d’la rivière ont des yeux et des oreilles assez fins, qui guettent les Blancs qui veulent amener la guerre dans des pays en paix.
— Oh, vous m’avez mal compris, mon ami, dit Travis. Je ne parle pas des prairies où les trappeurs s’aventuraient et où les Rouges ne laissent plus passer le moindre Blanc.
— Alors de quels sauvages vous parlez ?
— Du Sud, mon ami. Du Sud et de l’Ouest. Les malfaisantes tribus des Mexica, cette sale engeance qui arrache le cœur des hommes vivants au sommet de leurs ziggourats.
— Pour sûr, ça fait une longue trotte. Et bien bête. Ce que la puissance de l’Espagne a pas pu dominer, vous vous figurez que quèques Anglais avec un avocat pourraient le conquérir ? »
Travis s’était appuyé sur le bastingage à côté d’Alvin, le regard perdu sur l’eau.
« Les Mexica sont finis. Haïs par les autres Rouges qu’ils dominent, dépendants de l’Espagne pour le commerce d’armes de second ordre. Je vous dis qu’ils sont bons à conquérir. Et puis, quelle armée ils vont pouvoir nous opposer, après avoir sacrifié leurs hommes sur les autels pendant tous ces siècles ?
— L’est idiot, celui qui va chercher une guerre que personne le force à faire.
— Oui, idiot, et encore davantage en groupe. Le genre d’idiots qui veulent devenir aussi riches que Pizarro, qui a conquis les grands Incas avec une poignée d’hommes.
— Ou aussi morts que Cortés ?
— Ils sont tous morts, à présent, rétorqua Travis. Pourquoi, vous comptiez vivre éternellement ? »
Alvin était déchiré entre l’envie de dire à cet homme d’aller enquiquiner quelqu’un d’autre, et le faire parler pour en apprendre plus sur ce qu’il préparait. Mais au final, mieux valait ne pas devenir trop familier avec ce voyageur, décida Alvin.
« M’est avis qu’j’vous ai fait assez perdre votre temps, m’sieur Travis. Y en aura d’autres que ça intéressera plusse, rapport que ça m’intéresse pas du tout. »
Travis sourit encore, mais Alvin vit son cœur et sa flamme de vie s’emballer. L’homme n’aimait pas qu’on lui dise non, mais il le cachait derrière un sourire.
« Bah, c’est toujours agréable de se faire un ami, tempéra Travis en tendant la main.
— Sans rancune, dit Alvin. Et merci d’avoir pensé à moi comme quèqu’un qu’vous aimeriez avoir avec vous.
— Exactement, sans rancune. Et je ne reviendrai pas vous le proposer, mais si vous changez d’avis, je vous accueillerai à bras ouverts. »
Ils se serrèrent la main, se donnèrent une tape sur l’épaule, et Travis repartit sans un regard en arrière.
« Eh bien, dit Arthur Stuart. Tu veusses parier que c’est pas une invasion ou une guerre, mais rien qu’une expédition pour mettre la main sur l’or des Mexica ?
— Difficile à savoir. Mais y parle assez librement, pour un homme qui propose une action interdite par le roi et le Congrès. M’est avis qu’les colonies de la Couronne ou les États-Unis seraient pas très patients avec lui si on l’entendait parler d’la sorte.
— Oh, j’suis pas si sûr, protesta Arthur Stuart. La loi, c’t’une chose, mais le roi Arthur pourrait bien s’être mis dans la tête qu’il lui faut plusse de terres et d’esclaves, et il a pas forcément envie de faire la guerre aux États-Unis pour ça…
— C’est une idée.
— Et plutôt maligne, m’est avis. »
Sans répondre, Alvin tira une lettre de sa poche et la montra au garçon.
« L’est de m’zelle Peggy, dit Arthur avant de la lire. Oh, tu vas pas me raconter que tu connaissais qu’ce type s’rait sur le bateau.
— J’en avais vraiment pas la moindre idée. J’pensais juste poser des questions à Nueva Barcelona. Mais maintenant, je vois à peu près qui surveiller quand on sera arrivés.
— Elle parle d’un certain Austin, rappela Arthur Stuart.
— Mais il doit avoir des hommes. Des hommes qui vont faire du r’crutement pour lui, s’il a envie de s’faire une armée.
— Et comme par hasard, il vient te voir.
— Il t’a entendu m’dire des misères, alors il a dû s’imaginer que si j’étais mauvais maître, j’s’rais p’têt’ un bon suiveur. »
Arthur Stuart replia la lettre et la rendit à Alvin.
« Alors, si le roi prépare vraiment une invasion du Mexico, on fait quoi ?
— Même s’il s’attaque au Mexico, à c’t’heure, il va pas pouvoir s’battre contre les États lib’.
— Et du coup, les États esclavagisses auront pas trop envie de s’battre.
— Mais un jour, la guerre avec le Mexico va s’finir, dit Alvin. Au cas qu’y aurait une guerre, bien sûr. Et quand elle se finira, soit le roi aura perdu, et y s’ra colère et honteux et aura plein d’ennuis. Ou alors il aura gagné, et son trésor sera plein d’l’or des Mexica, assez pour s’acheter une toute nouvelle marine s’il a envie.
— M’zelle Peggy serait pas trop contente si elle t’entendait causer, à c’t’heure.
— La guerre, c’t’une mauvaise chose, on va chercher des noises aux ceusses qui vous ont rien fait.
— Mais ce s’rait p’têt’ une bonne chose d’arrêter les sacrifices humains, non ?
— M’est avis que les Rouges qui prient pour qu’on les libère des Mexica pensaient pas vraiment être sauvés par des esclavagisses.
— Mais être esclave, c’est mieux qu’d’être mort, non ?
— Ta mère pensait le contraire, rappela Alvin. Et maintenant, assez discuté de tout ça. Ça m’rend triste.
— De penser aux sacrifices ? Ou aux esclaves ?
— Non. D’t’entendre parler comme si l’un valait mieux qu’l’autre. »
Et avec cette sombre humeur sur le cœur, Alvin retourna à la chambre si éloignée qu’il avait pour lui seul, posa son soc d’or sur sa couchette, et se blottit autour pour réfléchir, dormir, rêver un peu et voir s’il comprenait ce que tout ça voulait dire. Ce Travis qui se montrait si ouvert avec son projet, et Arthur Stuart qui était si aveugle, alors que tant de personnes avaient sacrifié tant de choses pour qu’il reste libre.
*
Alvin demeura seul dans sa cabine jusqu’à ce que le bateau arrive à Thebes. Le jeune homme était descendu à terre pour voir la ville – que l’on vendait comme la plus grande du Nil américain – et quand il revint, il y avait un homme endormi sur la couchette même où Alvin avait pris ses habitudes.
Ce qui était irritant, mais compréhensible. C’était le meilleur lit, étant la couchette la plus basse du côté qui avait du soleil dans la fraîcheur du matin, et non dans la chaleur de l’après-midi. Et ce n’était pas comme si Alvin avait laissé la moindre possession dans la cabine pour marquer ce lit comme sien. Il portait son paquetage avec lui en quittant le bateau, et tous ses biens matériels s’y trouvaient. À moins de compter le bébé que sa femme portait en elle – et que, à bien y réfléchir, elle portait avec elle aussi invariablement qu’Alvin portait son soc.
Donc, Alvin ne réveilla pas l’homme. Il fit demi-tour et partit, à la recherche d’Arthur Stuart ou d’un endroit calme où manger le souper qu’il avait rapporté à bord. Arthur avait insisté pour rester sur le bateau, et cela convenait très bien à Alvin, mais il refusait de lui courir après avant de dîner. Le sifflet avait sonné pour rappeler tout le monde à bord. Arthur Stuart aurait dû guetter Alvin, et ce n’était pas le cas.
Alvin savait pourtant où il était. Il pouvait généralement se focaliser sur la flamme de vie d’Arthur, et il doutait que le garçon puisse se cacher de lui s’il se décidait vraiment à le trouver. Pour l’heure, il savait que le garçon était dans le quartier des esclaves, où personne ne risquait de lui demander ce qu’il fichait là ni qui était son maître. Ce qu’il faisait, c’était autre chose.
Presque aussitôt qu’Alvin eut ouvert son paquetage pour sortir le pain de maïs, le fromage et le cidre qu’il avait achetés en ville, il vit Arthur se mettre à gravir l’échelle qui menait au pont. Une nouvelle fois, Alvin se demanda ce que le garçon comprenait vraiment de la Faiserie.
Arthur Stuart n’était pas menteur par nature, mais il pouvait garder un secret, plus ou moins, et il était possible qu’il n’ait pas encore trouvé le moment pour lui dire qu’il avait réussi. Y avait-il la moindre chance que le garçon ait choisi ce moment parce qu’il savait qu’Alvin était revenu de la ville, et savait qu’il se préparait à manger ?
Et bien sûr, Alvin n’avait pas terminé sa première bouchée de sa première tranche de pain au fromage qu’Arthur se laissa tomber sur le banc à côté de lui. Alvin aurait pu dîner dans la salle à manger, mais il se serait senti mal de laisser son « serviteur » en arrière. Sur le pont, cela ne regardait personne. Cela pourrait lui donner un air populaire, aux yeux de certains propriétaires d’esclaves, mais Alvin se fichait bien de ce que ces gens-là pensaient de lui.
« Alors, c’était comment ? demanda Alvin.
— Le pain, ça a le goût de pain.
— Je parle pas du pain, bon sang !
— Le fromage est très bon, bien qu’il soit fait avec le lait des vaches les plusse maigres, mitées, maladives, osseuses, hâves, à moitié aveugles, souffreteuses, caractérielles et malheureuses. Et on doit les nourrir à la sciure.
— Donc, les laitages fins font pas partie des spécialités régionales.
— Si Thebes est censée être la pus grande ville du Nil américain, y d’vraient commencer par drainer le marais. Si l’Hio et le Mizzippy se r’trouvent icitte, c’est pasque le terrain est bas, et donc souvent inondé. Pas besoin d’être un érudit pour comprendre ça.
— J’ai jamais vu un érudit qui connaissait comment différencier un terrain bas d’un terrain élevé.
— Allons, les érudits ne sont pas forcément bêtes comme leurs pieds à propos de… ben, c’qu’il y a sous leurs pieds.
— Oh, j’connais bien. Quèqu’part, y doit bien y avoir un érudit qu’a à la fois de l’éducation et du bon sens. Mais l’est pas encore v’nu en Amérique, c’est tout.
— Et m’est avis qu’ça prouve bien qu’il a du sens, rapport que c’est l’genre de pays oùsqu’y construisent une ville au milieu du marécage. »
Ils ricanèrent ensemble puis se remplirent trop la bouche pour parler.
Quand la nourriture eut disparu (et Arthur en prit plus de la moitié, et n’avait pas encore l’air rassasié) Alvin lui demanda, apparemment désinvolte :
« Alors, qu’esse y a de si intéressant dans la cale des serviteurs ?
— Des esclaves, tu veux dire ?
— J’essaie d’parler comme le genre de personne qui pourrait en posséder un, dit Alvin tout bas. Et tu d’vrais parler comme le genre de personne qu’est possédée. Sinon, m’accompagne pas dans mes voyages au sud.
— J’essayais de découvrir quelle langue cette grosse vingtaine de fugitifs pouvait parler.
— Et ?
— C’est pas du français, rapport qu’y a un Cajun qui dit qu’non. Pas une âme qui connaisse leur langue.
— Eh ben au moins, on connaît quesse qu’y sont pas.
— J’en connais plusse que ça.
— Je t’écoute.
— Le Cubain, il me prend à part, et il dit : “’Coûte moi bien, mon p’tit, j’crois qu’j’ai déjà entendu c’genre de parlance. » Alors je lui d’mande ce que c’est qu’leur langue, et y m’répond qu’ce sont sans doute pas des fugitifs.
— Pourquoi il pense ça ? »
Mais Alvin, en lui-même, remarque la façon dont Arthur Stuart reprend exactement les paroles de son interlocuteur, et l’accent, et se rappelle l’époque où Arthur Stuart pouvait reproduire n’importe quelle voix, à la perfection. Et pas seulement les voix humaines, mais aussi les cris d’oiseaux et d’animaux, les pleurs d’un bébé, et le vent dans les arbres ou le grattement d’une chaussure sur la terre. Mais c’était avant qu’Alvin le change, à l’intérieur, modifie son odeur pour que les Pisteurs ne puissent plus le retrouver avec sa capsule. Il avait dû changer les plus petites parties de lui, les parties invisibles. Cela lui avait coûté une partie de son talent, oui, et c’était dur pour un enfant. Mais cela lui avait aussi donné sa liberté, et Alvin ne le regrettait pas. Mais il pouvait en regretter le prix.
« Il dit : “J’ai déjà entendu c’genre de jactance, y a un beau moment, quand qu’j’appartenais à un m’sieur parti à Mexico.” »
Alvin opina, sans trop savoir ce que cela annonçait.
« Et moi j’lui réponds : “Pourquoi qu’des genses noirs de peau ils apprendraient l’parler des Mexica ?” Et lui m’répond : “Y a des noirs dans tout le Mexico, d’puis longtemps.”
— Ce serait logique, commenta Alvin. Ça n’fait qu’cinquante ans qu’les Mexica ont chassé les Espagnols. Ils ont dû y être inspirés par Tom Jefferson qu’a libéré les Cherrikys du roi. L’Espagne avait dû faire v’nir plein d’esclaves au Mexico, avant ça.
— Bien sûr, fit Arthur Stuart. Alors je me demandais, si les Mexica ils tuent autant de gens, pourquoi qu’ils ont pas d’abord utilisé ces esclaves africains ? Et lui il dit : “Le Noir est sale, les Mexica pas pouvoir cuisiner lui pour dieu de Mexica.” Et après, il a ri et ri.
— Ça a un avantage, que les genses vous croient impurs.
— J’ai entendu plein de prêcheurs en Amérique dire que Dieu trouve tous les hommes sales.
— Arthur Stuart, je connais qu’ça, c’t’une menterie, parce que dans ta vie, t’as pas été assez près d’un prêcheur pour l’entendre dire pareille chose.
— Eh ben, j’ai entendu parler de prêcheurs qui l’disaient. Et c’est pour ça qu’not’ Dieu, il veut pas de sacrifice humain. On est pas dignes, blancs ou noirs.
— Mais m’est avis qu’c’est pas la vraie opinion qu’Dieu a d’ses enfants, dit Alvin. Et j’connais qu’tu penses comme moi.
— Je pense c’que j’pense, répondit Arthur Stuart. Et c’est pas toujours comme c’que toi tu penses.
— Content que tu t’sois mis à penser.
— Juste en passe-temps. Je comptais pas en faire un métier ni rien… »
Alvin ricana, et Arthur Stuart se laissa aller à en profiter.
Alvin se mit à réfléchir tout haut.
« Alors, on a vingt-cinq esclaves qu’appartenaient aux Mexica. Mais maintenant, ils descendent le Mizzippy dans l’même bateau qu’un homme qui r’crute des soldats pour une expédition contre l’Mexico. Pour une coïncidence, elle est bien miraculeuse.
— Des guides ? demanda Arthur Stuart.
— J’me dis qu’c’est sans doute ça. P’têt’ qu’ils portent des chaînes pour la même raison qu’tu fais semblant d’être un esclave. Pour qu’les genses les prennent pour une chose, alors qu’en fait c’en est une autre.
— À moins qu’quèqu’un soit assez bête pour penser qu’des esclaves enchaînés s’ront des bons guides dans une terre inconnue.
— Tu veux dire qu’y s’ront p’têt’ pas fiables.
— J’dis qu’y s’disent tous qu’mourir dans le désert, c’est pas trop mal, s’ils peuvent emmener quèques esclavagistes blancs avec eux. »
Alvin opina. Le garçon comprenait que les esclaves pouvaient préférer la mort, finalement.
« Eh bien, je ne parle pas l’mexica, et toi non plusse.
— Pour l’moment, tempéra Arthur.
— Je vois pas comment qu’tu vas l’apprendre. On laisse pas les genses les approcher.
— Pour l’moment.
— J’espère que t’as pas un plan idiot dans ta tête dont tu vas pas m’parler.
— Ça m’dérange pas d’en parler. J’ai déjà un tour à les nourrir et à ramasser leurs seaux. Le tour d’avant l’aube, rapport que personne est pressé d’le faire, çui-là.
— Ils sont surveillés jour et nuit. Comment tu comptes leur parler ?
— Allez, Alvin, tu connais qu’y doit bien y en avoir un qui parle anglais, sinon comment qu’y pourraient guider qui qu’ce soit ?
— Ou alors y en a un qui parle espagnol, comme un des esclavagisses, tu y as pensé ?
— C’est pour ça que j’ai d’mandé au gars de Cuba d’m’apprendre l’espagnol. »
Il se vantait forcément.
« Je suis resté en ville que six heures, Arthur Stuart.
— Oui, il m’a pas tout appris… »
Cela força Alvin à se demander une nouvelle fois si le talent d’Arthur Stuart était plus fécond qu’il ne le montrait. Apprendre une langue en six heures ? Bien sûr, rien ne garantissait que l’esclave cubain connaisse assez l’espagnol pour ça, ou même assez d’anglais. Mais Arthur Stuart avait peut-être un talent pour les langues. Et s’il n’était pas vraiment imitateur, mais plutôt un homme capable de s’exprimer dans n’importe quelle langue ? On parlait de ces sortes de gens, des hommes et des femmes qui pouvaient entendre une langue et la parler comme un indigène en quelques instants.
Arthur Stuart avait-il ce talent ? À présent que le garçon devenait homme, en prenait-il enfin le contrôle ? Alvin se surprit un instant à être jaloux. Puis cela le fit rire. Imaginez un homme avec son talent qui enviait quelqu’un d’autre. Je peux faire couler la roche comme l’eau, je peux rendre l’eau solide comme l’acier et transparente comme le verre, je peux transformer l’acier en or vivant, et je suis jaloux parce que je ne peux pas en plus apprendre les langues comme un chat apprend à retomber sur ses pattes ? Le péché d’ingratitude, l’un des nombreux qui vont m’envoyer en Enfer.
— Qu’esse qui te fait rire ? demanda Arthur Stuart.
— Je me rends juste compte que t’es pus un drôle. Si t’as b’soin de moi, par exemple si quèqu’un te surprend à parler aux esclaves mexica et commence à te fouetter, tu trouveras un moyen de me signaler que t’as besoin d’aide ?
— Pour sûr. Et si ce tueur au couteau qui dort dans ton lit devient un souci, tu trouveras un moyen de m’dire ce que tu veux comme épitaphe ? renvoya Arthur Stuart avec un sourire.
— Un tueur au couteau ?
— C’est ce qu’on prétend dans l’équipage. Mais tu vas sans doute lui demander toi-même, et il te racontera tout. C’est comme ça qu’tu procèdes, d’habitude, non ? »
Alvin acquiesça.
« C’est vrai que j’suis souvent direct, quand j’veux savoir quèque chose.
— Et pour l’instant, ça a pas eu l’air de t’tuyer trop souvent.
— Oui, j’ai une bonne moyenne.
— Mais t’as pas toujours appris ce que tu voulais, insista Arthur Stuart.
— Mais j’ai toujours découvert quèque chose d’utile. Par exemple, à quel point on met facilement les gens en boule.
— Si je connaissais pas qu’t’en as un autre, j’dirais qu’c’est ça, ton talent.
— Agacer les gens.
— Il faut dire, y en a qui s’énervent juste quand tu leur dis bonjour.
— Alors que personne s’énerve jamais contre toi.
— Je suis adorable.
— Pas toujours, rappela Alvin. T’es une forte tête, et parfois c’est très agaçant.
— Pas pour mes amis, répondit Arthur avec un sourire.
— Non, reconnut Alvin. Mais ça rend tes parents fous de rage. »
Le temps qu’Alvin revienne à sa cabine, le « tueur au couteau » s’était réveillé de sa sieste et était parti. Alvin joua avec l’idée de se coucher dans le même lit, puisque ç’avait été le sien en premier lieu, après tout. Mais cela lancerait sans doute une dispute, et Alvin n’y était pas assez attaché. Il était content d’avoir un lit, déjà, et avec quatre couchettes pour deux, il n’avait aucune raison de provoquer l’autre.
En s’endormant, Alvin tendit son esprit comme il le faisait à chaque fois, pour chercher Peggy, pour s’assurer que sa flamme de vie se portait bien. Puis le bébé, qui grandissait bien en elle, et qui avait son propre battement de cœur. Ça ne se finirait pas comme la première grossesse, avec un bébé né si tôt qu’il ne pouvait pas respirer. Ils n’allaient pas le regarder suffoquer et laisser échapper sa vie en quelques minutes désespérées, devenir bleu et mourir dans ses bras pendant qu’il cherchait frénétiquement à l’intérieur un moyen de réparer le problème pour qu’il puisse vivre. À quoi bon être un septième fils de septième fils si la seule personne qu’on ne peut pas soigner est son premier-né ?
Alvin et Peggy étaient restés serrés l’un contre l’autre les premiers jours après cela, mais au cours des semaines qui avaient suivi, elle s’était écartée, avait commencé à l’éviter, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin qu’elle se séparait de lui pour empêcher qu’il lui fasse un autre enfant. Il lui avait parlé, lui avait expliqué qu’on ne pouvait pas s’en cacher, que beaucoup de gens perdaient des bébés, et des enfants à moitié grandis, aussi, et qu’il fallait réessayer, en avoir un autre, et un autre, pour se réconforter quand on pensait au petit corps qui dormait dans la terre.
« J’ai grandi avec deux tombeaux sous les yeux, dit-elle, en sachant que mes parents me regardaient et voyaient mes sœurs mortes, qui portaient le même nom que moi.
— Eh ben, tu étais une torche, tu savais plusse de choses que les aut’s enfants sur c’qui se passe dans les gens. Notre bébé ne sera sans doute pas une torche. Il saura simplement à quel point nous l’aimons et à quel point nous avions envie de lui. »
Il n’était pas sûr de l’avoir vraiment décidée à avoir un autre bébé, et se demandait si elle n’avait pas plutôt accepté pour lui faire plaisir. Et pendant cette grossesse, comme la fois précédente, elle avait battu la campagne, travaillant pour l’Abolition alors même qu’elle cherchait une façon pacifique d’apporter la liberté. Tandis qu’Alvin restait à Vigor Church ou Hatrack River, à enseigner à ceux qui voulaient les rudiments de la Faiserie.
Jusqu’à ce qu’elle ait un travail pour lui. L’envoyer en aval sur un bateau à vapeur, jusqu’à Nueva Barcelona, alors qu’en lui-même il aurait simplement aimé qu’elle reste avec lui et le laisse s’occuper d’elle.
Bien sûr, étant une torche, elle savait exactement ce qu’il voulait, ce n’était pas un secret. Elle devait donc avoir davantage besoin d’être loin de lui que lui d’être avec elle. Et il pouvait l’accepter.
Ça ne l’empêchait pas de venir la regarder juste avant le sommeil, et de s’endormir avec sa flamme de vie et celle du bébé qui illuminaient son esprit.
*
Il s’éveilla dans le noir, sachant qu’il y avait un problème. C’était une flamme de vie tout près de lui. Puis il entendit le souffle discret d’un homme caché. Avec sa bestiole, il entra dans l’homme et sentit ce qu’il faisait – il tendait la main au-dessus d’Alvin vers le paquetage qui reposait au creux de son coude.
Un vol ? À bord d’un bateau sur la rivière, c’était le moment le plus idiot pour accomplir une telle action, si c’était bien ce qu’il avait en tête. À moins qu’il soit très bon nageur et puisse atteindre la rive avec un lourd soc en or.
L’homme avait un couteau gainé à la hanche, mais sa main n’y était pas posée, donc il ne cherchait pas les ennuis.
Alvin parla donc aussi doucement que possible.
« Si vous cherchez à manger, la porte est de l’autre côté. »
Oh, comme l’autre sursauta en l’entendant ! Et son premier instinct fut de porter la main à son couteau – et il était rapide ; Alvin comprenait que sa main pouvait être n’importe où, sur le couteau ou pas, il était toujours prêt à sortir sa lame.
Mais le gars se ressaisit, et Alvin devina ce qu’il s’était dit. La nuit était simple, et à ce qu’en savait l’autre, Alvin n’y voyait pas mieux que lui.
« Vous étiez là à ronfler, expliqua l’homme. J’allais vous toucher pour vous faire vous tourner. »
Alvin savait que c’était un franc mensonge. Quand Peggy lui avait parlé de ses ronflements il y a des années, il avait étudié ce qui faisait ronfler les gens, et avait réparé son palais pour qu’il ne fasse plus de bruit. Il avait promis de ne pas utiliser son talent pour son propre avantage, mais il s’était dit que faire disparaître son ronflement était plutôt un présent pour les autres. Après tout, lui, ça ne l’avait jamais réveillé. Mais il laissa passer ce mensonge.
« Merci bien. J’ai le sommeil assez léger, alors il suffit de m’dire “Tourne-toi” pour que je le fasse. Enfin, c’est ce que prétend ma femme. »
Puis, avec audace, l’homme avoua ce qu’il faisait.
« Étranger, je connais pas c’que vous avez dans vot’ paquetage, mais vous l’serrez d’si près qu’ça éveille la curiosité. On s’demande c’que vous avez d’si précieux.
— J’ai appris que les genses sont tout aussi curieux quand je le serre de moins près, et qu’ils se sentent un peu plusse libres de tâtonner dans l’noir pour y r’garder d’pus près. »
L’homme gloussa.
« Donc, vous allez pas me dire grand-chose sur c’qu’y contient.
— Je réponds toujours aux questions polies.
— Mais pisque ce s’rait pas poli de vous d’mander c’qu’y a dans vot’ sac, j’me dis qu’vous répondez pas du tout à c’genre de question.
— Content de rencontrer un homme qui connaît la politesse.
— La politesse et un couteau qui soupire pas à la tâche, voilà ce qui me permet d’avoir la paix dans c’monde.
— Moi, la politesse m’a toujours suffi, dit Alvin. Mais je reconnais qu’j’aurais préféré ce couteau quand c’était encore une râpe. »
Avec un saut, l’homme fut à la porte, la lame dégainée.
« Qui t’es ? Qu’esse tu sais d’moi ?
— Je connais rien de vous, m’sieur, répondit Alvin. Mais je suis forgeron, et je connais la tête d’une râpe qu’a été transformée en couteau. Enfin, plutôt en épée, à c’t’heure.
— J’ai pas tiré mon couteau sus c’bateau.
— Content de l’apprendre. Mais quand je vous ai trouvé endormi, un peu pus tôt, il faisait encore assez jour pour voir la taille et la forme du fourreau. Personne ne fait des couteaux aussi épais à la base de la lame, mais il était bien proportionné pour une râpe.
— On peut pas savoir c’genre de chose juste à r’garder, dit l’homme. Vous avez entendu quèque chose. Quèqu’un qu’a parlé.
— Les gens parlent toujours, mais pas de vous, dit Alvin. Je connais mon métier, comme vous d’vez connaître le vôtre. Je m’appelle Alvin.
— Alvin Smith, hein ?
— J’ai la chance d’avoir un nom. Et j’suis sûr que vous aussi, vous en avez un. »
L’homme gloussa et rangea son arme.
« Jim Bowie.
— Ça r’semble pas à un nom d’métier, m’est avis.
— C’est un mot écossais. Ça veut dire qu’j’ai les ch’veux clairs.
— Ils sont bruns.
— Sans doute que l’premier Bowie d’vait être un Viking blond qui s’est plu en pillant l’Écosse, et du coup il est resté.
— Un de ses enfants a dû retrouver son esprit de Viking pour traverser une autre mer.
— J’suis Viking jusqu’aux os, dit Bowie. Vous avez ben vu pour c’couteau. J’étais témoin à un duel d’vant une forgerie, juste dehors de Natchez, y a une paire d’années. Les choses ont dégénéré quand ils ont raté tous les deux. Les gens v’naient voir du sang, y z’ont pas voulu être déçus. Un gars a réussi à m’mettre une balle dans la jambe, alors je pensais être hors-jeu, mais j’ai vu le major Norris Wright s’attaquer à un drôle moitié moins grand et moitié moins vieux qu’lui. Ça m’a bien énervé. À tel point qu’j’ai sitôt oublié ma blessure, et l’sang qui m’coulait comme d’un porc en broche. J’suis d’venu fou, j’ai pris la râpe du forgeron et j’y ai planté dans l’cœur.
— Il faut être fort, pour une chose pareille.
— Oh, c’est plusse que ça. J’ai pas glissé entre les côtes. Je l’ai passée dans une côte. Nous les Vikings, on a une force de géant quand on s’énerve.
— Et j’ai raison de penser que c’couteau, c’est la fameuse râpe ?
— Un coutelier d’Philadelphie m’l’a r’façonnée.
— À la meule, pas à la forge.
— Exactement.
— Vot’ couteau porte-bonheur.
— J’suis pas encore mort.
— J’imagine qu’il faut pas mal de chance pour ça, si vous avez l’habitude de prendre le paquetage des genses pendant qu’y dorment. »
Le sourire mourut sur les lèvres de Bowie.
« J’y peux rien si j’suis curieux.
— Oh, je connais bien, moi j’ai l’même défaut.
— Alors maintenant c’est vot’ tour.
— Mon tour de quoi ?
— D’raconter votre histoire.
— Moi ? Oh, j’ai qu’un couteau à dépecer, moi, mais j’ai pas mal bourlingué dans les terres sauvages, et l’est bien pratique.
— Vous connaissez qu’c’est pas d’ça que j’parle.
— Mais c’est c’que j’dis.
— Je vous ai parlé de mon couteau, à vous d’me parler d’vot’ sac.
— Vous parlez de votre couteau à tout le monde, et donc vous êtes pas obligé de l’utiliser beaucoup. Mais j’parle de mon paquetage à personne.
— Ça rend les genses curieux, ça. Et d’autres pourraient même avoir des soupçons, ajouta Bowie.
— Ça arrive de temps en temps. »
Alvin s’assit et glissa les jambes hors de sa couchette pour se lever.
Il avait déjà évalué son compagnon, et savait qu’il devait être au moins quatre pouces plus grand, avec des bras plus larges et les épaules massives d’un forgeron. »
Bowie rit à cette réponse.
« Tes un grand gaillard, toi ! Et t’as peur d’personne.
— J’ai peur d’beaucoup d’genses, corrigea Alvin. Surtout s’ils peuvent planter un couteau dans les côtes et l’cœur de quèqu’un dans l’même geste. »
Bowie opina du chef.
« Ça dame, c’est pas banal. J’ai d’jà vu pas mal de genses qu’avaient peur de moi. Mais au plusse y z’avaient peur, au moinsse ils voulaient l’dire. T’es l’premier à m’dire vraiment que j’te fais peur. Alors à ton avis, ça veut dire que t’as plusse peur qu’eux, ou moinsse ?
— J’vais t’dire. Tu touches pas à mon paquetage, et on sera pas obligés d’le savoir. »
Bowie rit de nouveau, mais son rictus évoquait plutôt un puma qui grondait qu’un vrai sourire.
« Tu m’plais bien, Alvin Smith.
— Content de l’apprendre.
— Je connais un type qui cherche des gars comme toi. »
Ah ! Ce Bowie était donc avec Travis.
« Si tu parles de m’sieur Travis, lui et moi, on a déjà conclu qu’on irait chacun not’ chemin.
— Ah.
— Tu viens de l’rejoindre à Thebes ?
— Je t’ai parlé de mon couteau, j’te parlerai pas d’mes affaires.
— J’vais t’parler des miennes, dit Alvin. Pour l’instant, mes affaires, c’est d’retourner m’coucher, et d’voir si j’peux r’trouver le rêve où j’étais avant qu’tu veuilles m’arrêter d’ronfler.
— Bonne idée. Et puisque j’ai pas encore pu dormir ce soir, rapport que tu ronflais, j’vais m’y mettre avant que l’soleil se lève. »
Alvin se rallongea et se recroquevilla autour de son paquetage. Il tournait le dos à Bowie, mais bien sûr il laissa sa bestiole dans l’homme, et savait exactement ce que l’homme faisait. L’homme resta un long moment à regarder Alvin, et à la façon dont son cœur battait et son sang filait dans ses veines, Alvin sentait que l’homme était troublé. Colère ? Peur ? Difficile à dire sans regarder le visage d’un homme, et encore cela ne suffisait pas toujours. Mais sa flamme de vie flamboyait, et Alvin se dit que l’homme était en train de prendre une décision à son sujet.
Il ne va pas s’endormir de sitôt, s’il continue de se mettre la rate au court-bouillon comme ça, songea Alvin. Alors depuis l’intérieur de l’homme, il le calma petit à petit, fit ralentir son cœur et sa respiration. La plupart des gens pensaient que c’étaient leurs émotions qui causaient toute l’agitation dans leur corps. Alvin savait que c’était le contraire. Le corps mène, et les émotions suivent.
En quelques minutes, Bowie était assez détendu pour bâiller. Et peu de temps après, il dormait. Toujours avec son couteau, qu’il gardait à portée de main.
Ce Travis s’était trouvé des amis intéressants.
*
Arthur Stuart se sentait beaucoup trop sûr de lui. Mais quand on connaît qu’on se sent trop sûr, et qu’on compense en étant très très prudent, alors ça ne fait pas de mal de se sentir sûr de soi, si ? Si ce n’est qu’on se sent peut-être plus en sécurité qu’on n’est.
C’était ce que M’zelle Peggy appelait le « raisonnement circulaire », et ça m’nait nulle part. Ça ne menait nulle part. Il oubliait toujours cette règle. Penser à M’zelle Peggy le forçait toujours à écouter la façon dont il parlait et à se corriger. À part que ça lui servait à rien de parler comme il faut. Il serait juste un demi-Noir qui aurait appris à parler comme un gentleman – une sorte de singe savant, voilà comment on le verrait. Un chien qui marchait sur les pattes arrière. Pas un vrai gentleman.
Et c’était sans doute pour ça qu’il était aussi sûr de lui. Il voulait toujours prouver quelque chose. Mais pas vraiment à Alvin.
Si, surtout à Alvin. Parce que c’était Alvin qui continuait de le traiter en drôle alors qu’il était devenu un homme. Il le traitait comme un fils, mais il n’était le fils de personne.
Bien sûr, toutes ces réflexions ne lui faisaient pas grand bien, alors que son travail était de récupérer le seau de chambre souillé. Il prenait son temps, pour trouver qui parlait espagnol ou anglais parmi les esclaves.
« Quien me comprende ? murmura-t-il. Qui me comprend ?
— Todos te comprendemos, pero calle la boca, chuchota le troisième homme. Nous te comprenons tous. Mais ferme-la. Los blancos piensan que hay solo uno que hable un poco de ingles. »
Qu’est-ce qu’il parlait vite, et avec un accent très différent de celui du Cubain ! Mais quand Arthur s’était mis une langue dans le crâne, le reste n’était pas très difficile. Ils parlaient tous anglais, en faisant semblant qu’un seul le baragouinait.
« Quieren fugir de ser esclauos ? Voulez-vous échapper à l’esclavage ?
— La unica puerta es la muerta. La seule sortie serait la mort.